Un été de résistance dans le territoire des Nehirowisiw
La mobilisation – et la victoire – des gardien·nes du territoire autochtones et de leurs soutiens contre la Loi 97 de la CAQ.

Cet article est traduit de l’anglais par Géraud LeCarduner.
Fin août, à 3 h 30, mon alarme me tire du sommeil. Ma tente est plantée sur un tapis de mousse au kilomètre 106 du Chemin de Parent, un chemin forestier à cinq heures de route au nord de Montréal.
La veille, j’ai conduit 28 kilomètres depuis le camp situé au kilomètre 134 du même chemin. J’accompagnais des gardien·nes du territoire nehirowisiw (atikamekw) et leurs soutiens, qui se préparaient à bloquer des camions forestiers devant arriver à 4 h. J’ai planté ma tente pour glaner quelques heures de sommeil pendant que d’autres dormaient à tour de rôle dans leurs camionnettes. Nous étions environ 15 – des gardien·nes du territoire nehirowisiw et des soutiens autochtones et non autochtones.
À notre arrivée au kilomètre 106, vers 23 h, nous avons installé notre camp, allumé un feu et érigé des bannières affirmant la souveraineté autochtone, dont le drapeau des Warriors mohawks et le drapeau du wampum de Hiawatha (confédération Haudenosaunee). Ces symboles affichent l’intention des gardien·nes du territoire : rappeler aux compagnies forestières et au gouvernement du Québec que leurs terres ne sont pas à vendre.
« Nous sommes là car nous avons décidé de rejeter la Loi 97 », a répondu le chef héréditaire Robert Echaquan à un employé du Groupe Crête, dont les camions étaient bloqués.
Les gardien·nes du territoire et leurs soutiens ont beau croire dur comme fer à leur cause, tout le monde est à cran et la file de camions bloqués s’allonge. Le 11 août, un autre barrage a été le théâtre d’accrochages entre gardien·nes et travailleurs forestiers suite à plusieurs actes ouvertement racistes : les travailleurs ont menacé d’écraser les manifestant·es, ont lentement avancé vers leur groupe avec un camion et même suggéré que les colons devraient traiter les Autochtones et leurs soutiens comme Israël traite les Palestinien·nes de Gaza. Les personnes participant au blocage sont bien conscientes des risques, mais pensent qu’il n’y a pas d’autre moyen de prévenir la disparition rapide de ces forêts.

Depuis 2021, les gardien·nes du territoire nehirowisiw de Manawan et Wemotaci luttent contre l’industrie forestière. Lisanne Petiquay, la présidente de l’Association des Gardiens du Territoire Nehirowisiw Aski, définit ces groupes ainsi : des chef·fes traditionnel·les ou des ainé·es transmettant leurs savoirs ancestraux, ainsi que de plus jeunes gardien·nes recevant l’appui des ainé·es, chef·fes et matriarches.
Ce groupe constate que la coupe totale pratiquée sur le territoire (qu’il nomme « Nitaskinan ») cause une déforestation massive. À ce rythme, craint-il, il n’y aura plus de forêts pour les générations futures. Le récent projet de loi 97 rend la protection de cet écosystème d’autant plus urgente.
« Avant la Loi 97, les Autochtones reconnaissaient déjà que la situation des forêts québécoise était urgente », explique Franklin López, un cinéaste qui documente la défense des terres dans les territoires nehirowisiw et innu (respectivement nommés « Nitaskinan » et « Nitassinan »).
« En somme, la loi 97 confie la forêt à l’industrie forestière. »
En juin, un groupe de gardien·nes du territoire nehirowisiw venant principalement de Manawan a établi une base à long terme au kilomètre 134 du Chemin de Parent; il y est souvent rejoint par des allié·es de Montréal, Québec, Lanaudière et d’autres communautés autochtones. Aujourd’hui, le camp est aujourd’hui bien équipé, avec cuisine, toilette extérieure, génératrice et même terminal Starlink pour le Wi-Fi. L’ambiance y est généralement paisible et collaborative, et la plupart des gens qui passent devant le camp soutiennent la lutte des Nehirowisiw.

Les travailleurs de l’industrie forestière ont répliqué. Les tipis plantés sur le Chemin de Parent sont souvent renversés ou endommagés, les alentours généralement jonchés de canettes de bière. La résistance tente parfois de s’organiser — certains colons ont essayé de former des convois pour forcer la main aux gardiens du territoire — mais sans résultat concret.
Face à la menace de la Loi 97, la famille Echaquan a demandé à ses soutiens d’assurer une présence au camp pour surveiller la route, sensibiliser les passants au projet de loi et dissuader les attaques éventuelles de colons furieux.
La Loi 97, un « feu vert » à la déforestation
Le projet de loi 97, ou Loi visant principalement à moderniser le régime forestier, a été présenté en avril par Maïté Blanchette Vézina, à l’époque ministre des Ressources naturelles et des Forêts. Il a été retiré la semaine dernière, six mois plus tard, après la levée de boucliers des instances autochtones et de protection de l’environnement. Le projet proposait notamment de scinder les forêts du Québec en trois zones – aménagement forestier prioritaire, conservation ou multiusages.
Le projet précise que, « dans les zones d’aménagement forestier prioritaire, la réalisation de certaines activités ayant pour effet de restreindre la réalisation des activités d’aménagement forestier ainsi que la mise en œuvre de mesures de conservation du territoire sont interdites ».

Selon Franklin López, à l’annonce du projet de loi, les gardien·nes du territoire avaient déjà à leur actif des années de lutte contre l’industrie forestière. Le groupe était donc prêt à s’opposer à la loi, qui aurait intensifié la coupe déjà rapide de leurs forêts.
« J’ai observé la dévastation des coupes à plusieurs endroits, raconte-t-il. J’ai aussi vu [les gardien·nes] arpenter leur territoire, réclamer que les compagnies forestières leur montrent des cartes pour savoir dans quel territoire elles pratiquent les coupes et demander si les gardien·nes de ces terres ont été consultés. »
Les images captées par drone illustrent l’immense ampleur de la déforestation de ces territoires. Robert Echaquan le souligne chaque matin : il ne se bat pas uniquement pour sa nation, mais pour toute la planète, dont la survie dépend de la préservation des forêts.
Présente au front pendant plus d’un mois, l’Inuk Emily Fleming-Dubuc était « choquée » par l’étendue de la déforestation, qu’elle a constatée lors d’une patrouille avec les gardiens du territoire. Elle prévient que, si la province confie 30 % des forêts à l’industrie forestière en leu donnant le « feu vert » pour la coupe franche, toute la population en subira les conséquences.
« Ces entreprises sont motivées par le profit, explique Franklin López. Lorsqu’elles regardent la forêt, elles ne voient pas la beauté, la biodiversité, les traditions et tout ce à quoi tiennent les Autochtones et les personnes qui aiment l’environnement. Elles voient des signes de piasse. »
La Loi 97 s’inscrit dans une série de projets législatifs au pays. Ceux-ci minent la protection de l’environnement et les consultations auprès des Autochtones pour les projets et secteurs aux retombées économiques prometteuses. C’est le cas de la Loi C-5 au palier fédéral, de la Loi 5 en Ontario et des Lois 14 et 15 en Colombie-Britannique.
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Pour 8th Fire Rising, une coalition fondée pour lutter contre ces lois, il s’agit « d’inonder la zone », une stratégie fasciste baptisée ainsi par Stephen K. Bannon. Le site de la coalition définit la méthode ainsi : « changer tant de lois et de politiques d’un coup que la population est dépassée et se sent incapable de lutter contre cette vague d’oppression ».
« Je trouve ça décourageant parce qu’on met de l’avant l’économie au détriment de nos générations futures, déplore Emily Fleming-Dubuc. Encore une fois, les autochtones ne sont aucunement pris en considération. »
Résistance dans toute la province
En réaction au projet de loi 97, des communautés autochtones de tout le Québec ont uni leurs forces. Le 11 avril, l’alliance Première Nation MAMO s’est formée pour rassembler des gardien·nes du territoire autochtones nehirowisiw (atikamekw), innus et abénakis.
Peu après, MAMO a envoyé des avis d’expulsion aux entreprises suspectées d’opérer illégalement sur ses terres. Ces derniers mois, plusieurs communautés ont érigé des barrages contre les camions forestiers, comme les familles nehirowisiw sur le Chemin de Parent et le Chemin Wemotaci et les chef·fes innu·es à Mashteuiatsh.

L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) a entamé des négociations avec Québec afin de faire modifier le projet de loi. Cependant, le 9 septembre, elle a appelé au retrait complet du projet, déclarant qu’il « est devenu impossible de poursuivre ce travail sans une solide garantie que les éléments clés proposés par les Premières Nations seront pleinement intégrés à la réglementation. »
Depuis mai, Emily Fleming-Dubuc a organisé à Montréal et Québec cinq manifestations contre le projet de loi 97. Avant de se rendre au Nitaskinan, elle avait déjà vu de près le traitement des communautés autochtones par le gouvernement du Québec; à Kuujjuarapik, le village de sa mère au Nunavik, les conditions de vie étaient difficiles. Comme elle ne pouvait pas se rendre sur place à ce moment, elle a soutenu les gardien·nes du territoire en organisant ces manifestations.
« Je ne peux pas croire que nos gouvernements exploitent nos territoires, puis laissent nos communautés souffrir comme ça. C’est ça que je dénonce, a-t-elle déclaré avant l’annonce du retrait du projet. [Le projet de loi 97 aura] des répercussions tellement graves sur l’environnement et les générations futures. Et c’est encore les Autochtones, les Premières Nations qui vont en souffrir. »
Dans la foulée de sa première manifestation, Emily Fleming-Dubuc a reçu l’appui très enthousiaste de nombreux mouvements : justice climatique, solidarité avec la Palestine, droits des Autochtones et libération LGBTQ+. Elle et son équipe d’organisation ont fini par former le collectif Front de résistance autochtone populaire (FRAP) pour résister au projet de loi 97 et soutenir les luttes anticoloniales.

En marge de l’organisation des manifestations, Emily Fleming-Dubuc a publié sur Instagram et TikTok des vidéos au sujet de l’opposition à la Loi 97, dans lesquelles elle présentait souvent l’actualité au front. Lors de notre séjour, de nombreuses personnes traversant le barrage du Chemin de Parent ont mentionné avoir découvert la résistance au projet de loi grâce à ces vidéos.
« La grande majorité de la population sont très ignorants face à la réalité de nos peuples », observe-t-elle, ajoutant que les vidéos sur les médias sociaux sont « une manière pour moi de pouvoir éduquer et sensibiliser [la population] face à nos enjeux ».
La réalité sur le terrain
Lorsqu’elle a enfin pu visiter le camp, Emily Fleming-Dubuc a été outrée par le racisme infligé aux gardien·nes du territoire autochtones par les travailleurs forestiers, qui affirment souvent que les manifestations menacent leur gagne-pain. Avec plus de 61 000 emplois, le Québec héberge une des plus vastes industries forestières au Canada. Franklin López, qui a filmé nombre d’incidents racistes, veut que le personnel comprenne qu’il n’est pas la cible de la lutte.
« Je n’ai entendu personne se déclarer anti-coupe, explique-t-il. Les gens veulent simplement qu’on les consulte. Ils veulent que la coupe soit faite de façon responsable, ils veulent être respectés. »
Après le premier blocage, le 11 août, Maïté Blanchette Vézina et Ian Lafrenière (le ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit) ont rencontré des membres du conseil de bande atikamekw à La Tuque. À noter que la rencontre s’est déroulée sans chef·fes de territoire ni représentant·es de MAMO, qui sont nombreux à considérer que les conseils de bande n’ont pas d’autorité légitime. André Pikutelekan (porte-parole de MAMO) a déclaré en entrevue à APTN que les conseils de bande manquent d’outils pour lutter contre les coupes illégales et le projet de loi 97, car ils n’ont autorité que sur les réserves.
La plupart des secteurs de coupe se trouvent hors des réserves, sur des terres appartenant à des familles, comme les Echaquan. Lors des discussions avec les entreprises forestières, Robert Echaquan a répété qu’elles doivent négocier avec les chefs de territoire comme lui, pas avec les conseils de bande.
Une approche similaire à celle des gardien·nes innu·es de Nitassinan : « Le droit coutumier et notre présence millénaire sur le Nitassinan fondent notre légitimité à protéger et décider de l’avenir du territoire. » Le groupe affirme que toute entente conclue sans leur accord est nulle et non avenue, et qu’il se réserve le droit d’user de tous les moyens pacifiques pour protéger son territoire.

À mon arrivée au barrage Parent à la fin août, les gardien·nes du territoire préparaient un second barrage au kilomètre 106. Les compagnies forestières avaient annoncé la fin des coupes, mais deux abatteuses-façonneuses se trouvaient encore en forêt. En bloquant les camions, Robert Echaquan a pu négocier le retrait de ces engins contre une autorisation permettant aux camions d’aller recueillir le bois déjà coupé.
Malgré cette petite victoire, la famille Echaquan et ses soutiens demeureront au barrage, y compris en hiver, pour maintenir leur surveillance.
Et maintenant?
Le 25 septembre, le gouvernement Legault a annoncé l’abandon du projet de loi 97 et la préparation d’une toute nouvelle réforme forestière. Remplacée à son poste de ministre par Jean-François Simard durant le remaniement, Maïté Blanchette Vézina a quitté la Coalition Avenir Québec.
La décision a été saluée par l’APNQL et le Conseil de la Nation Atikamekw, qui ont tous deux souligné qu’à l’avenir, le gouvernement devra collaborer de façon concrète avec les communautés autochtones lors de l’élaboration de la législation forestière.
« Le gouvernement a l’occasion de co-construire, avec l’ensemble des acteurs du milieu, un véritable régime forestier durable », a déclaré l’APNQL dans son communiqué.
Suite à l’annonce, Emily Fleming-Dubuc a écrit que « ce n’est pas parce que [François Legault] retire un projet qu’il abandonne ses ambitions ».
Selon elle, il faudra observer les gestes du premier ministre – et non ses déclarations – pour savoir si le projet est bel et bien enterré, ou de retour sous une nouvelle forme. François Legault n’a pas non plus précisé comment les communautés autochtones participeront à l’élaboration du nouveau projet de loi.
Quelle que soit la décision du gouvernement, les gardien·nes du territoire resteront sur les lieux. L’alliance MAMO a déclaré dans un communiqué qu’elle maintiendra une présence et continuera à surveiller l’exploitation forestière.
« Nos droits et responsabilités ne dépendent d’aucune loi ou décision gouvernementale, écrit l’alliance. Les Chefs héréditaires et Gardiens du territoire poursuivent l’exercice de leur souveraineté ancestrale afin d’assurer la défense de nos droits fondamentaux, la préservation de notre environnement et le respect de nos responsabilités envers la Terre Mère ».

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