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Pourquoi le Québec vend-il des terrains publics en pleine crise du logement?

Après la vente de l’Institut des Sourdes-Muettes à un promoteur pour que ce bâtiment historique soit préservé, des organismes communautaires se demandent pourquoi la province a laissé cette situation se reproduire.

La façade de l’Institut des Sourdes-Muettes, au 3725, rue Saint-Denis. PHOTO : Justin Khan

À la frontière sud du Plateau, au coin de Saint-Denis et Cherrier, se dresse un édifice en pierre que la population du quartier ne remarque plus. 

Comme de nombreux bâtiments patrimoniaux laissés à l’abandon à Montréal, celui-ci est tombé dans l’oubli.

Cet immeuble vieillissant abritait jadis l’Institut des Sourdes-Muettes de Montréal, un pensionnat pour filles sourdes fondé en 1864. La plupart des élèves vivaient à l’école, où leur était enseignés le catéchisme, la lecture et l’écriture. Les Sœurs de la Providence ont géré l’Institut jusqu’à sa fermeture en 1975, lorsque la province a laïcisé son système éducatif.

Depuis, le bâtiment a sporadiquement abrité les bureaux de diverses organisations jusqu’à son abandon en 2015. 

Ces dernières années, le bâtiment s’est détérioré; ses terrasses en bois et son escalier en chêne s’effondrent, et ses colonnes ouvragées s’assombrissent. Nul ne sait pourquoi la province a choisi de ne pas entretenir le bâtiment (qui était relativement préservé jusqu’en 2015) ni de le convertir en espace communautaire, notamment pour la communauté sourde.

En 2019, des organismes communautaires ont fondé la Maison Ludivine Lachance en vue de se réapproprier l’Institut des Sourdes-Muettes. Cet organisme sans but lucratif désire revitaliser le bâtiment pour en faire un espace de vie, un centre communautaire et un monument historique pour la communauté sourde de Montréal. 

Quand Marie-Josée Richard pense à cet Institut ressuscité, elle imagine un havre de paix. Des appartements abordables et entièrement adaptés pour les personnes sourdes, mais qui pourraient accueillir tout le monde, y compris des familles et des étudiant·es. Une salle commune pour les fêtes et les soirées ludiques. Et des cours gratuits de langue des signes ouverts à toute la population du bâtiment.

L’Institut pourrait accueillir les bureaux d’OSBL locaux, ainsi qu’un musée de l’histoire de la communauté sourde de Montréal. 

Pour Marie-Josée Richard, l’Institut est le dernier bâtiment qui témoigne de l’histoire de cette communauté – bien d’autres ont été démolis ou convertis en condos. 

« J’ai toujours dit que ce bâtiment a une âme », raconte-t-elle. 

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Le Québec compte un seul complexe de logements abordables pour personnes sourdes, la Maison des Sourds de Montréal (60 unités, soit seulement 225 personnes). 

Marie-Josée Richard explique que les personnes sourdes en quête de logement craignent souvent que les propriétaires ou les voisins profitent de la barrière de la langue pour abuser d’elles. Pour nombre de personnes sourdes, le français est une langue seconde, et la syntaxe de la langue des signes québécoise porte souvent à confusion. Par exemple, il est difficile de distinguer « Je prendrai mes médicaments après le repas » et « Je prendrai mes médicaments, puis mon repas ». 

Ces petits malentendus peuvent compliquer les discussions entre locataires et propriétaires. De plus, les appartements doivent être adaptés afin que les sonnettes et systèmes de sécurité (comme les alarmes incendie et les détecteurs de monoxyde de carbone) diffusent un signal visuel dans chaque pièce plutôt qu’un signal sonore à un seul endroit. 

« Le logement social est aussi important car il crée une communauté – et la communauté sourde a vraiment besoin d’être rassemblée, explique Marie-Josée Richard. Ce n’est pas vraiment possible de bavarder avec les gens dans le bus ou à l’épicerie, puisque presque personne [ne connaît la langue des signes], donc [cette communauté] se sent très isolée. »

Trois pancartes sur le grillage qui entoure l’Institut des Sourdes-Muettes. On peut y lire « COMMUNAUTÉ SOURDE », « LSQ » (langue des signes québécoise) et « À 100 % ». PHOTO : Justin Khan

Ces dix dernières années, quelques membres de la communauté se battent bec et ongles pour que le bâtiment, qui pourrit dans la cour du gouvernement, soit repris par la population. Grâce au travail d’associations comme la Corporation de développement communautaire (CDC) Plateau-Mont-Royal, le quartier s’est mobilisé en force pour que le terrain soit repris par la population et pour que soit préservé son caractère social, public et communautaire.

Après des années de consultations publiques, la Société québécoise des infrastructures (SQI) a vendu le site au promoteur privé Residia, qui y construira des condos et restaurera la majeure partie du bâtiment historique.

Pour Anaïs Hélie-Martel, cette situation ne fait pas assez débat : un vaste terrain public, à un emplacement de choix, a été vendu à une entreprise privée. « Et à quelle fin? Pour que quelqu’un fasse encore plus d’argent? Ce n’est pas une simple affaire de préservation du patrimoine », déclare-t-elle. 

Selon Anaïs Hélie-Martel, membre de la CDC Plateau-Mont-Royal, le bâtiment aurait dû demeurer 100 % public, et sa vente n’endiguera pas la crise du logement à Montréal.

Depuis 2019, le loyer montréalais moyen a bondi de 71 %; pour un appartement de deux chambres, il est passé de 1 130 $ à 1 930 $ par mois. Au Québec, l’inflation des loyers se situe à 9,3 % – presque le double de la moyenne nationale de 4,7 %.

Residia propose l’ajout au site de deux tours de condos, qui trancheraient avec le caractère du Plateau. Le projet comprend divers engagements en matière de logement familial (13 % du site), abordable (15 %) et social (16 %), mais sera majoritairement composé de condos vendus au prix courant. Le projet devrait compter 884 unités, des toits verts, un jardin du souvenir, 2 chemins piétonniers, 305 places de stationnement souterrain et une place publique longeant Saint-Denis. 

Le promoteur conservera et restaurera les pavillons historiques du bâtiment principal, dont la chapelle de Notre-Dame-du-Bon-Conseil au cœur du site, les façades en calcaire, les bâtiments du couvent et les cours intérieures.

« Le projet sélectionné est celui qui préserve le mieux le complexe historique, auquel la communauté sourde est fortement attachée », a expliqué Marie Plourde, ancienne conseillère municipale du Plateau-Mont-Royal, dans une déclaration au Rover

« Nous aurions préféré un projet entièrement public, mais nous estimons que l’approche choisie réalise un compromis entre nos divers objectifs : préserver le patrimoine, augmenter le nombre de logements sociaux et abordables et, surtout, empêcher que l’abandon du bâtiment se poursuive jusqu’à entraîner sa démolition. » 

L’organisme Héritage Montréal, qui milite pour la préservation des lieux et bâtiments historiques de la ville, a lui aussi exprimé son soutien au projet. Il se dit soulagé que des mesures soient prises avant que le bâtiment se détériore encore plus. 

Pour Anaïs Hélie-Martel, cette situation ne fait pas assez débat : un vaste terrain public, à un emplacement de choix, a été vendu à une entreprise privée. « Et à quelle fin? Pour que quelqu’un fasse encore plus d’argent? Ce n’est pas une simple affaire de préservation du patrimoine », déclare-t-elle. 

Normalement, les promoteurs qui reviennent sur une promesse de logements sociaux doivent payer une amende à la Ville ou lui céder un terrain pouvant accueillir des logements de ce type. Selon un rapport de la CBC publié en 2023, entre 2021 et 2023, la plupart des promoteurs ont préféré payer une amende (qui est versée dans un fonds de logement social). Selon la Ville, ce fonds abrite 63 M$.

Plus récemment, l’entrepôt Van Horne, un immeuble emblématique du Mile-End, a été cédé à un promoteur prévoyant de le transformer en hôtel et en locaux commerciaux. Face à la levée de boucliers de la communauté, l’arrondissement a demandé au promoteur de réviser ses plans pour en renforcer la vocation communautaire et sociale. Le nouveau projet comprend des ateliers à bas coûts pour les artistes et un espace d’exposition partagé. 

Au Québec, la SQI détient et achète la plupart des propriétés publiques (comme l’Institut des Sourdes-Muettes) et décide de leur avenir, sans que la ville de Montréal ait voix au chapitre. Selon Nathan McDonnell et Paul Bode, membres du Comité des citoyen·ne·s de Milton Parc (CCMP), même si la Ville n’a pas les moyens financiers d’acheter et de développer les sites, elle possède tout de même un levier important. 

« Tout nouveau projet immobilier doit passer par la Ville, qui approuve les plans, surtout en cas de changement de zonage; c’est leur plus gros moyen de pression pour imposer des critères pour certaines choses, comme le logement social », explique Nathan McDonnell. 

En matière de protection des terrains publics contre les promoteurs, les organisateur·ices communautaires du CCMP, comme Nathan McDonnell, sont bien rôdé·es. Depuis deux décennies, le comité milite pour que l’hôpital Royal Victoria et l’Hôtel-Dieu de Montréal soient maintenus dans le domaine public. 

Appartenant tous deux à la province, ces sites risquaient d’être vendus à des promoteurs privés. Finalement, la moitié du Royal Victoria a été transférée à l’Université McGill, tandis qu’une partie de l’Hôtel-Dieu a servi quelques années d’abri d’urgence; on y trouve maintenant une grande clinique.

« Ma crainte dans ce processus, c’est que la situation se reproduise avec l’hôpital Hôtel-Dieu et avec la deuxième moitié de l’hôpital Royal Vic », se confie Nathan McDonnell. 

Paul Bode possède une vaste expérience en restauration et reconversion de lieux de culte à Montréal. Il donne l’exemple la Cité-des-Hospitalières, un terrain public pour lequel la Ville s’était battue de façon proactive. 

Lorsque les religieuses qui géraient le site ont voulu s’en départir, la Ville a immédiatement acquis l’immense bâtiment historique et l’a converti en espace partagé pour OSBL, artistes et groupes communautaires. Elle en a délégué la gestion à Entremise, une organisation à vocation sociale. Paul Bode précise que les religieuses avaient gardé l’immeuble en bon état, ce qui a permis d’éviter d’importantes dépenses de restauration, comme celles de l’Institut des Sourdes-Muettes.

Pour Paul Bode et Nathan McDonnell, les groupes communautaires sont dans une impasse : accepter la vente des sites abandonnés aux promoteurs ou les laisser se détériorer. Quand la province ne peut payer la facture d’un lieu comme l’Institut, la privatisation est le seul salut.

« Ce sera le plus gros projet immobilier de l’histoire du Plateau, en gros, explique Paul Bode. En général, je suis plus exigeant à l’égard du gouvernement en ce qui concerne sa façon d’entretenir les bâtiments et de leur choisir une raison d’être. Je pense que la Ville doit se tailler une place plus importante dans ces domaines, car nous ne pouvons tout simplement pas laisser ce dossier entre les mains du gouvernement provincial. »

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Author

Neha Chollangi is a journalist and writer based in Montreal. She previously worked as a local reporter in the Okanagan Valley in British Columbia, and an editorial fellow at Future of Good covering social impact and philanthropy.

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